Nous aurons toujours vingt ans

Dessins et scénario : Jaime MARTIN

En ce temps là, le besoin de découverte et d’interdits propres à l’adolescence passait entre autres par la recherche de la transgression musicale. Mais sans Internet (le Boomer vous salue) la recherche de ces pépites iconoclastes passaient par les bacs de disquaires recelant des vinyles dont la provocation le disputait à l’outrance visuelle, pour racoler le teenager en quête de décibels. Les pochettes de If You Want Blood, Highway To Hell ou du premier Maiden suscitaient instantanément, la fascination, le rejet ou, en ce qui me concerne, une curiosité quasi morbide qui n’a pas été déçue dès la première écoute et ne s’est depuis jamais démentie. A l’inverse, je suis passé à côté d’albums et même d’artistes dont le visuel m’avait rebuté mais qu’Internet permet aujourd’hui de découvrir et rattraper un peu le temps perdu.
Cette dure réalité du marketing s’applique aussi à la BD. Combien d’albums n’ont même pas le droit à un simple feuilletage en raison d’une couverture pas assez « vendeuse », ce qui explique que les éditeurs y attachent souvent une attention quasi obsessionnelle. S’agissant de Nous aurons toujours 20 ans, point de souci, les fins connaisseurs, dont je prétends faire partie, ont tout de suite repéré l’allusion et l’hommage au premier album des Ramones. Quatre mecs en jean et blouson noir, posture et regards agressifs, signifiant qu’ils sont jeunes, immortels et prêts à bouffer la vie même si elle sera courte et que cela doit bousculer la morale et la bien-pensance.
La couverture était déjà riche de promesses mais comme le rappelle justement Bo Diddley You Can’t Judge a Book by the Cover. Or, le contenu s’est révélé bien au dessus des attentes car il s’agit là, tout simplement, de l’une des meilleurs autobiographies jamais produites en BD. Il faut dire que ce récit, dense et riche, coche toutes les cases de la réussite. A commencer par une toile de fond historique donnant à l’intrigue, qui débute en Espagne à la mort de Franco, une dimension quasi documentaire. Jaime Martin a grandi à Barcelone dans une famille communiste, avec des grands-parents engagés dans la guerre civile et pour laquelle la mort du dernier « grand » leader facho, ayant survécu trois décennies à ses sinistres collègues germanique et italien, est plus vécu comme un soulagement que comme une libération. A l’heure du départ de l’abruti orangé de la Maison-Blanche, ce point de départ de l’intrigue a une résonance particulière.
Jaime Martin retrace son parcours de jeune Barcelonais au sortir du Franquisme, sa soif de BD, de rébellion et de rock’n roll, sans verser dans la nostalgie mais avec une authenticité que seul le vécu peut procurer. Cette bande d’ados révoltés de la fin des Seventies crament leur jeunesse au feu de leurs illusions et se prennent en pleine poire le Punk et le Hard-Rock (magnifique évocation de concerts des Ramones et de Motörhead), Métal Hurlant, la fumette, les émeutes politiques, le service militaire, les filles… et toutes les petites combines pour essayer de se faire un peu de thune (mention spéciale au deal de cassettes de Rock, une véritable Madeleine de Proust pour les Boomers).
Autant d’ingrédients qui font le sel d’un récit passionnant, roman d’initiation, autour de la détermination sans faille de l’auteur à devenir dessinateur de BD, chronique adolescente, comédie sociale et fresque historique se mêlent dans une narration rythmée, d’une fluidité impeccable, grâce au dessin expressif de Martin, qui fait avaler d’une traite les presque 150 pages de l’album. Et bien que l’auteur se place comme il se doit au centre du récit, il évite tout travers narcissique en mettant sur le même plan les autres protagonistes.
La fin du récit et l’épilogue classique et de bon goût, sur le mode « que sont-ils devenus ? » donnent sérieusement l’impression que ces folles années étaient un âge d’or, en comparaison de la période actuelle, qu’il s’agisse du Rock ou de la Bande Dessinée.