Retour à Liverpool

Dessins : Julien SOLÉ– Textes : Hervé BOURHIS

1980 a été une année noire pour le Rock. Elle débutait très mal en février, avec le décès de Bon Scott (est-il besoin de rappeler qui était le monsieur ?) et s’acheva par l’assassinat de John Lennon en décembre. Après ça, on savait tous que les espoirs de reformation des Big Fab s’étaient évanouis dans la brume new-yorkaise. Malgré quelques coups de semonce en forme de pétards mouillés, c’était fichu, du moins tant que John Lennon serait mort, pour paraphraser George Harrison. Restait une flopée de chef-d’œuvres à écouter en boucle en se disant que rien de mieux en Pop et en Rock ne serait créé et franchement on n’a pas été vraiment détrompés depuis.
En attendant, on peut toujours rêver et se risquer à prononcer le début de cette phrase magique : « Et si… ? » C’est ce qu’ont fait Hervé Bourhis et Julien Solé en donnant vie à cette uchronie qu’on aurait tant voulu voir se réaliser. Et si en 1980, les Beatles étaient de nouveau réunis pour composer des chansons ? Postulat alléchant mais qui une fois posé représentait un sacré challenge. Avec la culture Rock du sieur Bourhis, on n’était pas vraiment inquiet, encore fallait-il aborder le sujet sous le bon angle. Avec Julien Solé au dessin, il y avait fort à parier qu’on n’allait pas tomber dans l’hommage tiède mais plutôt verser dans une parodie joyeusement iconoclaste.
Et force est de constater que l’on n’est pas déçu et que les deux compères sont même allés au-delà de nos espérances car le quatuor mythique s’en prend des bordées à longueur de pages. L’intrigue est astucieuse et repose sur des évènements réels et, malgré la caricature (chapeau à Julien Solé qui s’est parfaitement sorti de ce difficile exercice graphique en créant une fois de plus de superbes planches) et la succession de rebondissements improbables, on se dit malgré tout que ce récit dense constitue une alternative assez crédible à la triste réalité officielle.
Car au delà de l’humour irrévérencieux, Retour à Liverpool met en lumière un fait incontournable : En 1980, chaque membre des Beatles était arrivé au bout de sa verve créatrice. D’abord ce brave Ringo, avec quelques albums alimentaires et dont les qualités intrinsèques de batteur sont égratignées au passage (ce qui est un peu injuste, tant d’illustres pairs ont depuis reconnu son talent et son importance dans les Beatles). Lennon pondait avec Yoko un double album qui vaut surtout par son nom sur la pochette, avec quelques compos sympas mais qui auraient paru bien faibles sur un disque des Beatles. McCartney avait fait le tour des Wings. Quant à Harrison, s’il avait pondu son chef-d’œuvre, All Things Must Pass, juste après la séparation du groupe, aucun de ses albums suivants dans les 70’s, ne s’était approché de ce magistral premier opus.
Cela aurait donc été le bon moment pour reformer le groupe et repartir vers les sommets de la gloire… et de la fortune. Le cahier d’Hervé Bourhis à la fin du livre vient à point nommé expliquer toute la pertinence de l’hypothèse d’une telle reformation.

Évidemment, le point de départ et surtout le déroulement des évènements n’auraient pas été aussi délirants dans la réalité. N’empêche, le récit fourmille de références et de clins d’œil à des faits et anecdotes historiques que les amateurs s’amuseront à reconnaître et sauront apprécier, à commencer par les rivalités et rancœurs qui régnaient entre les Beatles, prétextes aux détournements les plus drôlatiques. Après un tel hommage, les Beatles trembleront un peu sur leur piédestal, mais après tout ils l’ont bien cherché.

Symphonie carcérale – Petites et grandes histoires des concerts en prison

Dessins : Bouqé – Textes : Romain DUTTER

Dans la panoplie des qualités qui définissent un VRAI rocker, celle de mauvais garçon (bad boy pour les puristes) figure en tête de liste. Et quoi de mieux pour acquérir ce statut que d’avoir connu, ne serait-ce que quelques heures durant, les quatre murs d’une cellule. Peu importe le motif, statistiquement le plus souvent lié à la consommation de substances prohibées, cocher la case Prison sur votre CV suffira à vous attribuer votre place dans l’aristocratie du Rock. A la rigueur, une simple garde à vue fera l’affaire. Si en prime, vous connaissez les honneurs d’une comparution au tribunal, votre place au Panthéon est réservée, aux côtés des Jagger, Brian Jones, Jim Morrison (exhibition de zizi), Mick Jones (tir sur des pigeons) et consorts. Le plus souvent donc, on reste sur du folklore et une crédibilité Rock à peu de frais. A quelques exceptions notables comme le regretté Calvin Russel (une dizaine d’années en tôle) ou le maléfique Varg Vikernes du groupe de Black Metal Burzum, pour avoir assassiné, de 23 coups de couteau, Euronymous, leader du groupe Mayhem (sans doute à cause d’un léger différend artistique).
A défaut d’un séjour derrière les barreaux, certaines rockstars ne vivent le grand frisson carcéral que de l’extérieur, au travers de concerts devenus légendaires. Johnny Cash, lors d’un show mythique et paru en disque, au pénitencier de Folsom, les Sex Pistols, Metallica ou pour la petite note franchouillarde, Trust.
Romain Dutter, la prison, il connaît, de l’intérieur, pas en tant que détenu mais, après une expérience très marquante au Honduras, comme coordinateur culturel pour le compte du SPIP (rien à voir avec Spirou) à la prison de Fresnes (je colle perpète direct à celui qui sort le calembour pourri de MC Solaar!). La musique, il connaît aussi, car ce Punk de formation est batteur à ses heures gagnées (pourquoi perdrait-on du temps à faire de la musique?). L’idée d’unir ces deux activités lui est donc venue, afin de proposer des évasions musicales aux détenus qu’il a côtoyés au quotidien pendant une petite dizaine d’années. Il a ainsi invité de nombreux groupes à se produire à la prison de Fresnes, en y faisant résonner du Punk, du Reggae ou de la World Music.
Grâce au trait sobre et dynamique de Bouqé, cette expérience unique est désormais retracée dans une BD qui raconte le travail de fourmi accompli par Romain Dutter. Contacter les groupes, organiser la logistique, traiter les inscriptions des détenus (moins d’élus que de demandeurs, avec une sélection drastique par la direction de la prison)… Une aventure humaine (l’expression n’est ici nullement galvaudée) à chaque fois renouvelée, tant par la prestation des artistes dans un environnement aussi « spécial »  que par la réaction des prisonniers, imprévisibles à chaque concert, tantôt marrantes, émouvantes ou pathétiques, avec son lot de galères et de moments de grâce. Ce documentaire particulièrement immersif, émaillé de nombreux témoignages, didactique sans être barbant, dresse un portrait actuel et sans fioritures du monde carcéral en France, mais aussi en creux celui de la musique « alternative » ou engagée en montrant que la Symphonie Carcérale peut connaître des couacs, certains artistes se lançant dans l’expérience pas forcément pour les bonnes raisons. Romain Dutter a su y apporter émotion et authenticité, sans tomber dans le Pathos ou le sentimentalisme, en décrivant la trace que peut laisser de tels concerts aussi bien dans la vie des musiciens que dans celle des détenus. Une lecture libératrice et enrichissante à laquelle je condamne sans appel tous les lecteurs de cette chronique.

Vince Taylor, l’Ange Noir

Dessins : Marc MALES – Textes : Arnaud LE GOUËFFLEC

En 2014, Cornélius avait édité « Vince Taylor n’existe pas » de Maxime Schmitt et Giacomo Nanni, une BD assez surprenante et originale, une sorte de roman noir très librement inspiré de la vie du plus français des Rockers Anglais.
Il faut dire que le destin de Vince Taylor, le créateur de Brand New Cadillac (reprise par Clash sur l’album London Calling, vous voyez que vous connaissiez…), est fascinant et illustre parfaitement le caractère à la fois sublime et pathétique de ces vies de Rockstars. Adulés par un public masculin prêt à tout casser pour les voir en concert et une cohorte de filles prêtes à tout elles aussi… on garde le même verbe mais on ajoute le verbe faire et on met le tout à la forme pronominale, et ça peut passer sur Facebook, enfin si vous avez pas compris, je simplifie… pour passer une nuit torride avec leur idole avant d’être jetées au petit matin comme des Kleenex usagés. Et en même temps ces bad boys cachent souvent, derrière l’attitude provocante et le flux de décibels, des fêlures secrètes, inavouables et impossibles à combler.
L’intérêt principal de ce biopic romancé est donc d’offrir un réel point de vue d’auteur et de mettre en lumière cette ambiguïté, incarnée par Brian Maurice Holden (le vrai nom de Vince Taylor, ce qui démontre une fois de plus que Maurice est un prénom injustement dévalué dans l’imaginaire Rock) l’inventeur du look du Rocker en vraie peau de vache pour se donner des allures de faux dur à cuir, maintes fois copié depuis, à commencer par Gene Vincent. Au premier abord, le fait que Marc Malès, dessinateur, entre autres, des premiers albums de la série De Silence et de Sang et de Mille Visages ait pris en mains la vie de Vince Taylor pouvait être surprenant, car le reste de son œuvre ne révèlait pas vraiment une attirance particulière pour le Rock’n Roll. Mais en y regardant de plus près, le fait de s’être frotté dans nombre de ses récits au mythe américain, le prédisposait sans doute plus que d’autres à en illustrer, par un noir et blanc intense et soutenu, l’un de ses avatars les plus iconiques et les plus pathétiques.
Les auteurs dépeignent le Rocker comme un mystique, sincèrement croyant, persuadé d’être un Ange Noir, déchu par Dieu et descendu sur terre pour répandre le Chaos, grâce au Rock’n Roll. Incapable d’aimer, assouvissant dans ses relations avec les femmes des instincts maléfiques, sa trajectoire était toute tracée, tant il est vrai que le sommet est un prélude à la chute. Celle-ci s’est amorcée quand Vince Taylor est tombé dans le catalogue d’Eddie Barclay. Au point que le public non averti a pu s’imaginer qu’il soit né de ce côté de la Manche, tel un Eddie Mitchell ou un Johnny Hallyday. Le pauvre…

Bonus Track : Eric CARTIER

A propos de One, two, three, four, Ramones! : 4 questions à Eric CARTIER

Dans Route 78, ton précédent album, tu évoquais plutôt le Rock de la côte Ouest, avec des groupes comme Grateful Dead. Comment a eu lieu ce passage à la côte Est, au Rock New-yorkais et au fait que tu mettes en images ce biopic des Ramones ?
Suite à la désillusion de comprendre qu’il y avait un décalage temporel à découvrir ce trip hippie en fin de course, après j’ai fait beaucoup de voyages. Je suis allé à New York et je me suis mis a l’ère du temps. J’avais des cheveux longs, je les ai coupés… il y a eu cette prise de conscience. C’était l’époque de Willy Deville, les Talking Heads, Blondie, Suicide, toute cette scène. Certains me laissaient très dubitatif, les premiers pogos, la violence, quand Alan Vega s’écrasait des mégots sur son avant-bras, moi, je me sentais un petit peu bleu-bite à voir ça (rires). C’était un peu l’initiation et j’ai trouvé que dans tout cet univers qui était quand même très très noir, post-punk etc, j’aimais bien l’énergie des Ramones, ce côté teenage, musique garage avec un son terrible et pour moi c’était plus fort que le café et d’autres substances pour bosser la nuit… Parce qu’on bossait beaucoup la nuit, c’était New York, fallait payer les loyers, à l’époque on avait des petits boulots de merde et c’était la nuit qu’on avait un peu de temps pour dessiner.
Les Ramones, j’ai toujours gardé çà comme une bande-son. Mais à l’époque, je les aimais pas. J’aimais pas leur coupe à la Mireille Mathieu, j’aimais pas le fait qu’ils aient un uniforme et en même temps je portais un perfecto et un jean troué. Et puis cette course au succès… mais leur musique, rien à redire. Donc ça m’intéressait et quand on m’a, par hasard, mis le plan dans les pattes, ça m’a donné l’occase de me plonger vraiment dans une bio. Je croyais que c’étaient des cousins, des frères ou des consanguins. Ils jouaient sur cette ambiguïté en fin de compte. Quand on regarde tous les groupes de cette époque, eux il affirmaient haut et fort qu’ils venaient du Queens, qu’ils étaient des banlieusards, y’avait ce côté Cretin Hop mais on se demande s’il jouaient vraiment aux crétins ou pas. On le voit dans la bio, Dee Dee, il est génial mais dès fois il est complètement largué. Sur certaines vidéos, on se dit « mais détruisez-moi ça » (rires).
Je suis content parce que c’est grâce à Route 78 que j’ai fait celui-là. Xavier Bétaucourt et Bruno Cadène (NDR : les deux scénaristes) sont tombés dessus, ils ont contacté Futuropolis, ils ont dit « Tu connais le mec qui a fait ça ? Ça nous brancherait… » Alain David (NDR : Responsable éditorial chez Futuropolis) , que je connais bien, a levé les yeux au ciel « Non, pas lui, les gars ». On s’est rencontrés. Je commence à lire le script et je tombe sur cette histoire. Le fait qu’ils développent vachement l’enfance et le point de vue de Dee Dee m’a plu, parce que c’est le plus Rimbaldien. Il a grandi en caserne, d’où l’explication de tas de trucs, jusqu’à l’imagerie un peu néo-nazie américaine du logo présidentiel du groupe. Or, moi, j’ai grandi en caserne, c’est un monde que je connais très bien, sauf que mon père tapait pas ma maman, il était occupé à me foutre sur la gueule (rires). Ça m’a donc tout de suite parlé, cette réaction de ras-le-bol. C’est pour ça que je voulais être un Baba. Moi j’attendais 18 ans avec un chronomètre et quand c’est arrivé, je me suis pas enfui mais j’ai couru. Et donc je me suis dit « Putain, pas de hasard, il est pour moi ce bouquin !». J’hésitais à raconter des souvenirs d’enfance, quand j’étais juste un petit benêt au pied des bâtiments de caserne. Parce que j’avais eu une enfance rigolote, comme Dee Dee. Collectionner les trucs militaires, tous ces décors… ça, je pige. Mon argument ultime par rapport à l’éditeur, ça a été « Écoute, si tu connais un autre connard qu’achetait sa dope au Chelsa Hotel, t’as qu’à lui filer le bouquin. » (rires). Et ça a été bouclé. Parce qu’en réalité, ce bouquin, il aurait dû être fait par Riff Reb’s ou par Cromwell, qui sont des potes. C’était juste un tel plaisir de leur dire « Hé, les gars, trop tard, c’est moi qui le fait ! », juste pour qu’ils me détestent (rires). Voilà, coup de bol, quoi, c’est aussi simple que ça.

Ton parti-pris graphique, avec ce lavis noir et blanc, très vintage, c’est quelque chose qui t’a semblé évident dès le départ, pour assurer la  reconstitution cette époque des Seventies ?
J’ai pris un virage graphique il y a quelques temps. Avant j’étais influencé par tout ce qui était Cartoon américain évidemment, les Shelton, les Crumb et son pendant français, Métal Hurlant. Mais j’avais jamais fait d’école. Le Cartoon, ça s’apprend facilement. C’est plus facile d’être Punk que de rentrer au Philharmonique de Berlin. Avec trois bouts de dessin, j’ai réussi à survivre, à apprendre à dessiner mieux petit à petit. Mais à un moment donné, je me suis dit que c’était daté. Encore quelques années et j’allais être super au point dans style qui allait être centenaire. Comme je faisais des paysages à côté, progressivement, j’ai changé de ligne, de trait et celui-là, je trouve qu’il colle bien.
Je voulais pas un dessin Punk. Le trait pour moi, il fallait qu’il soit semi-réaliste parce que si tu te colles trop sur une doc et que t’as une case superbe et que la case d’après t’as pas la doc et que la case est moitié moins bonne, c’est naze, on n’a plus d’homogénéité. Quand je bosse, c’est une sorte de dogme, comme dirait Lars Von Triers, j’utilise le feutre pinceau, un gros crayon, c’est tout. Je travaille bien mon crayonné et après j’encre. Une règle pour le tour des cases, mais jamais dedans, comme ça, je limite les soucis. New York avec une règle, ça va quand on est Boucq, La femme du Magicien ou tous ces bouquins, on peut y aller. Je compte pas les fenêtres, je pense juste à mes verticales. Il y a de la liberté dans la contrainte.
Il faut donner l’impression que c’est réel. Souvent, quand on voit New York, c’est un chapelet de clichés, les grands immeubles… mais Fuck Off, y’a que le premier jour que tu lèves la tête à New York, ou l’hiver pour pas prendre la glace sur la tronche. Mais quand t’es dans le Village, c’est pas ça, c’est plutôt le New York de Hill Street Blues, les Back Alleys. Le Village, c’était balèze, un bâtiment sur deux était pourri, cramé, les parpaings dans les fenêtres, les Crack House… Ça, je maîtrisais. J’ai assez usé les Converse dans ces coins là pour me dire « Ça, c’est mon feeling ». C’est ce que je cherche, comme quand Loustal dessine New York, il arrive à choper l’âme, pas le joli cliché. En quelques pages, je veux que les gens soient immergés dedans. En réalité, je passe plus de temps à faire des découpages à la « Bonhomme Patate », à caler mes cadrages, mes champs, contre-champs, comment je vais amener une émotion. Je balance pas des secrets, c’est comme ça que je fonctionne et que j’enseigne le dessin.

Comment as-tu fait pour redonner vie aux Ramones avec autant de crédibilité ?
RamonesJe suis allé voir tout de suite ce qui avait été fait sur les Ramones. Je connaissais Bobby London, un pote de New York, qui a fait quelques illustrations pour eux, mais comme je suis pas portraitiste, je flippais un peu. Je peux faire un mec qui a une bonne gueule, une sale gueule, une nana qui exprime des sentiments mais que ce soit ressemblant pour moi, c’était un challenge. Je suis allé voir sur Internet et là j’ai été rassuré parce que tous les dessins qu’il y a sur les Ramones, c’est des dessins Punk de l’époque, de magazines. Donc, à part des vrais caricaturistes qui font des dessins chiants… Ce sont des icônes. Tu fais une espèce de serpillière qui fait deux mètres avec un perfecto, c’est Joey. Tu fais Mireille Mathieu qui fait la gueule, c’est Johnny. Tu fais Johnny avec les cheveux plus courts et qui titube, c’est Dee Dee. C’est juste ce jeu.
Donc, beaucoup de doc pour avoir les expressions, les attitudes, la manière dont ils tiennent la gratte, pour retrouver ces ambiances là. Si tu veux faire un mec qui se prend la tête, ça sert à rien de passer deux heures à trouver les bonnes positions. Tu vas sur Google et tu tapes « qui se prend la tête » et tu regardes ce qui va venir. C’est pas qu’on va décalquer une photo, on s’en fout de la personne sur la photo mais elle se prend la tête, t’as la position de main. Dans la case où il y a le DJ qui dit « Et maintenant le premier album d’un groupe révolutionnaire », je suis allé chercher des images de DJ de l’époque, pour avoir les micros de l’époque, etc… Oui, on peut faire croire à une station de radio mais c’est là qu’on se plante parce que y’a pas besoin de montrer qu’on sait ce qu’est une station de radio, faut juste qu’on suggère. Tu demandes à un pote de mettre le casque et tu vois comment il met le casque. Un DJ, c’est pas juste quelqu’un qui parle, il faut que tout soit en action. Sur Internet, je tope des photos, le mouvement négligé du mec entre deux disques, l’écart du petit doigt…et c’est tout à l’avenant. Tu cherches la bonne doc et tu te dis « Tiens, ce camion, il est garé à moitié sur le trottoir. » Et c’est ce qui fait que tu y crois. La BD n’est pas le cinéma, même s’il y a des termes qui se recoupent. On dirige le regard du lecteur, de manière anodine. Quand tu arrives au bout d’un strip, comme par hasard, très souvent il y a une orientation vers la gauche qui invite le regard à basculer pour enchaîner en dessous. C’est ce qu’on n’a pas besoin de voir. Quand on achète des légumes bio, on s’en fout de voir le paysan qui les plante. C’est ça qui m’intéresse, comment on crée cette illusion.
Là où c’est chiant, c’est pour trouver la bonne tronche. A la fin du bouquin, il y a les pages où Dee Dee est juste Dee Dee Ramone, indépendant. Tout le monde le courtise parce que c’est Dee Dee. Il joue avec plein de gens. Il a joué avec Joan Jett. OK, cool, Joan Jett, je vois qui sait, pas de problème. Mais en prenant une doc trop vite, j’allais me planter si j’avais pas eu un doute au dernier moment. J’ai trouvé la vidéo d’un des concerts où il joue avec elle, elle était cheveux ras, peroxydée… C’est pareil quand Dee Dee parle de ses copains qui sont morts, comme Johnny Thunders. C’est là que ça tourne à l’enfer, qu’un espèce de mec va venir avec un perfecto et va te casser les burnes en te disant « C’était pas comme ça ». Mais j’ai passé avec succès l’exam avec Géant Vert (NDR : Le journaliste qui tient la chronique BD dans Rock & Folk), je suis content. Mais c’est parfois des heures de doc pour trouver exactement le truc pour un dessin qui va faire 3 cm sur 4. Mais tout ce temps là, ça continue à carburer dans ta tronche. Ton découpage mûrit sans que tu le saches. C’est comme un boulanger, tu prépares ta pâte, faut pas être trop pressé. Je travaille mes découpages longtemps à l’avance mais pas trop parce qu’après je sais plus ce qu’il y a dans mes crayonnés. Après je classe… j’ai telle doc qui m’attend… Je dois avoir une bible de milliers d’images. J’ai pris un grand panneau où j’ai mis environ 200 images en noir et blanc, des tronches des Ramones, de Blondie… Je l’ai mis juste en face de moi et ça m’a servi de kaléidoscope, pour pas perdre le fil. C’est ce qui me plaît dans ce boulot. C’est un métier solitaire, oui, mais on s’emmerde pas. Mais ils m’ont épuisé !

Est-ce que tu penses qu’on peut faire un parallèle entre les Ramones, leur place dans le Rock et la Bande Dessinée aujourd’hui, où l’on peut devenir culte sans que ça permette de bien en vivre, ni d’avoir la reconnaissance du grand public ?
Il faut savoir ce qu’on veut. Il y a l’aspiration légitime de jeunes qui veulent que ce soit un métier parce que leurs parents se sont saignés pour faire des putains d’école et se coupent un bras pour leur payer des études. Mais je crois que la fin du Rock’n Roll, c’est quand on a commencé à faire un ministère du Rock’n Roll. Je pense que la BD ce n’est pas un métier. Si c’est un métier, moi, j’arrête. Je fais de la Bande Dessinée parce que j’ai pas les couilles d’être criminel, je suis trop feignant pour aller à l’usine et la BD, ça me plaît. La BD a changé ma vie, comme Crumb, comme Shelton, ça a changé la vie de centaines de milliers de gens. C’est tout ce qui m’intéresse. Je veux pas le prendre de haut et dire à ceux qui ont réussi « toi, tu peux parler, t’as réussi et moi j’emmerde tout le monde ». Je me fais pas plus que le SMIC mais je fais ce que je veux, au rythme où je veux. On a du métier, mais c’est pas un métier. C’est dur à faire comprendre à un môme. J’ai fait ça comme des potes ont décidé de faire du théâtre de rue. J’aimais le côté saltimbanque de l’Underground. C’est pas pour faire Boule et Bill que je fais de la BD, avec tout le respect que j’ai pour le mec qui le fait. Je suis aux antipodes d’Arleston. Je le connais depuis qu’il est môme… Lui, il voulait devenir Arleston, y’a rien de mal à ça. Il voulait devenir un scénariste connu, aimé, qui produit de la BD populaire et il y est arrivé. Moi, je voulais juste qu’on me foute la paix, pouvoir dessiner et arrêter de faire la plonge, arrêter de faire des chantiers et ne faire que du dessin. J’y suis arrivé. C’est tout ce que je souhaite à tous ces jeunes. Y’a pas une Bande Dessinée, y’a pas un Rock, y’a pas un Polar. Donc, en effet, oui, il y a une analogie à faire entre le Rock et la BD et c’est pour ça que ce bouquin me réjouit, comme Route 78, d’autant plus parce qu’avec lui, je fête mes 60 ans. Le No Future a 40 ans et il y a 40 ans que je sais que le No Future est une arnaque, juste un slogan. Parce qu’il y avait peut-être un futur de merde mais je savais qu’il y en aurait un !

One, two, three, four, Ramones!

Dessins : Eric CARTIER – Textes : Xavier BÉTAUCOURT et Bruno CADÈNE

A la soûlante et sempiternelle question « Qu’est-ce que le Rock’n Roll ? », les plus flemmards des spécialistes de la question, journalistes, zicos ou amateurs plus ou moins éclairés auront tendance à répondre en citant un groupe ou un artiste. Elvis arrivera le plus souvent en tête de liste et on essaiera d’avoir une pensée charitable pour ceux qui diront « Johnny » mais alors ce sera sans moi, le culte du grand Binaire Primaire imposant une intransigeance sans faille pour les âmes perdues qui brûleront pour l’éternité au Paradis (fiscal, évidemment).
En étudiant de plus près la question, je conviendrais assez facilement qu’il est un groupe dont le parcours, la musique, le look et bien sûr la légende remplit tous les critères pour incarner dignement l’essence du Rock’n Roll. Le vrai, celui de la classe dominé, des laissés-pour-compte, des losers et par dessus tout de la déglingue. Ramones 1 Et, en se référant à l’avis très autorisé d’un maître du genre, à savoir Frank Black, qui conseillait leur écoute pour expliquer à un Martien ce qu’est le Rock’n Roll, citer les Ramones est assez imparable. Groupe culte, que tout le monde connaît sans l’avoir jamais vraiment écouté, à par les mélomanes bien sûr, les Ramones avaient tout pour devenir le plus grand groupe de l’histoire du Rock et ils le sont devenus d’une certaine façon. Trait d’union entre le Rockabilly des origines au Revival Punk de la fin des Seventies, dont ils sont considérés comme les précurseurs (avec les New York Dolls et les Stooges), leurs disques continuent à se vendre à petites doses et les tee-shirts floqués de leur logo figurent en bonne place dans la top-list des ventes, portés par des d’jeunes qui parfois ne savent même pas qu’il s’agit d’un groupe de Rock (si, si, j’en connais !).
Il existait déjà un bon paquet de bouquins sur les Ramones avec notamment les autobiographies de Johnny et Marky. Mais il manquait une version plus imagée qui restitue toute la dimension visuelle du combo new-yorkais. One, two, three, four, Ramones! constitue ainsi un biopic en bandes dessinées qui fait le tour de la question, en adoptant un vrai point de vue, mettant en perspective ce qui a fait le sel mais aussi le poison de la carrière des Ramones. En l’occurrence celui de Dee Dee, le bassiste. Celui qui a trouvé le nom du groupe et en a composé la majorité des titres. Celui qui aurait pu en être le leader, s’il n’y avait pas eu cette saloperie de dope. Le livre débute par la description de l’enfance de Dee Dee, sur une base miliaire américaine en Allemagne, entre un père violent et une mère alcoolique, avec la découverte des premières défonces. Un terreau propice à faire germer des morceaux de pur Rock’n Roll, sans détours ni faux-semblants. Dee Dee était l’âme damnée des Ramones, Johnny, le guitariste en était la tête pensante. Inventeur de leur look et de leur jeu de scène, il est ici dépeint comme le despote éclairé du groupe. Un bon gros connard d’Amerloque tel qu’on adore les détester, opiniâtre et sans scrupules, antipathique, pro-Bush, vRamones 2aguement raciste, mais implacablement professionnel, sans qui les Ramones seraient restés un petit groupe de quartier. L’opposition de style et de caractères entre Johnny et Dee Dee est l’un des arguments essentiels de cette biographie qui se dévore avec autant de jubilation que l’écoute du premier album des Ramones ou le It’s Alive de 1978.
Cette approche met un peu de côté Joey Ramone, au regard de son statut de chanteur qui aurait dû lui conférer un rôle de leader qu’il n’a jamais été capable d’assumer face à l’omniprésence de Johnny, mais justement elle souligne en creux la fragilité du personnage qui n’avait vraiment rien pour devenir une rock star… la magie du Rock’n Roll.
Point d’orgue de l’opus, une post-face très didactique commentant certaines planches afin d’expliquer le contexte de l’événement ou de l’anecdote, d’aller dans le détail et en savoir un peu plus sur le backstage de la saga Ramones, tout en révélant au passage quelques libertés délibérément prises par les auteurs avec la vérité historique, pour garder la cohérence du récit. C’est pas parce que ça jouait sur trois accords qu’on n’a pas le droit à un peu de rigueur historique.
Et puisque l’on parle de cohérence, il faut saluer le choix d’Eric Cartier pour le dessin. Son style pêchu, dépouillé et diablement efficace colle à merveille avec le Rock sans fioritures des Ramones, le recours au noir et blanc apportant cette touche vintage et nostalgique qui, ajoutée à ce juste équilibre entre vérité historique et parti-pris narratif, fait de ce biopic illustré un ouvrage indispensable pour qui veut connaître l’essentiel du plus grand groupe de Rock’n Roll de l’histoire, en y passant juste le temps d’un de ses concerts. Alors les Kids : Hey, Ho, Let’s go or what ?

Bonus Track : 3 questions (+ 1) à Eric CARTIER

The Long and Winding Road

Dessins : Rúben PELLEJERO – Textes : CHRISTOPHER

Pour concevoir un récit dont le Rock constitue la toile de fond, on peut aller se servir dans la réserve des gimmicks préfabriqués. Genre un beau gosse ténébreux et tourmenté, une enfance malheureuse, une blessure secrète, quelques addictions, des filles sexy et peu farouches, un entourage hostile, ou encore des rebelles de carnaval bardés de cuir et de tatouages. Ça peut donner quelque chose de sympa, voire franchement réjouissant mais ça peut s’avérer aussi insipide qu’un cheeseburger de fast-food. Mais on peut aussi se fabriquer ses propres ingrédients faits maison et y apporter sa touche et sa sensibilité personnelle. Et quand, en plus, on situe l’intrigue en France et qu’on y place une bande de rockers sex-agénaires (et toujours verts) et un jeune architecte d’intérieur quadra bedonnant, on a suffisamment de matos pour créer une histoire originale. long-road-1Christopher nous avait déjà fait le coup avec son magistral Love Song où il explorait les affres de l’adultère sur fond de Brit-Pop anglaise des Sixties avec le big four du genre, Beatles, Stones, Who et Kinks. Cette fois la bande originale de ce road-movie à la française élargit les horizons, en convoquant quelques-uns des standards du Rock et de la Pop des années 1960 et 1970 dont le titre est repris pour chaque chapitre.
Ulysse doit exécuter les dernières volontés d’un père dont il ne connaît presque rien, en allant répandre ses cendres à l’endroit qu’il lui a désigné. Au volant du Commodore, le vieux Combi VW de l’éphémère groupe de son géniteur, les Tridents, une brochette de vieux anars qui n’ont pas perdu la flamme, Ulysse va entreprendre un long voyage, de Montpellier à l’île de Wight, lieu d’un festival de Rock culte du début des Seventies où s’est rendu le père d’Ulysse avec ses acolytes… et sa dulcinée. Le fils va refaire ainsi le parcours accompli quelques décennies plus tôt par le père. Grâce au journal de ce dernier et aux souvenirs encore vivaces de ses potes, il va découvrir qui était vraiment ses parents et en apprendre tout autant sur lui-même. L’odyssée sera éminemment sex, drug and rock’n roll, comme une renaissance pour Ulysse, car « De si loin que l’on revienne, ce n’est jamais que de soi-même » comme dirait l’autre (allez sur Internet, et lisez le bouquin d’où c’est tiré. Je ramasse les fiches de lecture dans deux semaines).long-road-2
On concédera que le pitch n’est pas ultra novateur. Mais la réussite de ce nouveau pavé (plus de 180 pages en grand format!) dans la mare déjà bien remplie des histoires de road-trips est d’avoir pris le temps de développer les personnages et les situations et de ciseler un récit nostalgique d’une époque mythique du Rock, d’autant plus fantasmée qu’elle symbolise plus que les autres ce rêve perdu d’une ère nouvelle, sans tabous ni interdits où la musique et l’amour auraient pu prendre le pouvoir. Ulysse et ses oncles par procuration illustrent cette quête sans espoir mais vitale d’une jeunesse enfuie vers laquelle nous devrions tous courir à perdre haleine, jusqu’à notre dernier souffle.
Il faut enfin saluer le travail remarquable de Rúben Pellejero dont la ligne claire, précise et épurée offre au scénario riche et dense de Christopher la fluidité nécessaire pour avaler d’une seule traite ce long périple sur cette route longue et sinueuse qu’on rêve tous de prendre, où qu’elle nous mène.

Le Heavy Metal

Dessins : Hervé BOURHIS – Textes : Jacques DE PIERPONT

Chez le béotien, tout morceau de Rock qui bastonne un tant soit peu est souvent désigné par le vocable passe-partout de Hard Rock. Face à ces mécréants, toute tentative d’édification semble vouée à l’échec. Leur expliquer ce qui différencie AC/DC de Nirvana s’avère à peine moins fastidieux que l’écoute du dernier album hommage à Jean-Jacques Goldman (un vrai hard-rocker, pour sûr, tellement il a saigné sur les Gibson…). Perso, j’ai essayé pendant deux minutes de démontrer à un fan de Coldplay (non, je jure, je le connais à peine) en quoi Iron Maiden était bien plus mélodique que la NWOFS (New Wave Of French Song pour les bilingues). J’ai commencé à utiliser des mots comme Death, Black, Trash… et bien sûr Heavy Metal. Mais face à l’encéphalogramme plat de mon interlocuteur qui ne soupçonnait même pas l’existence de tous ces groupes de chevelus vociférateurs, j’ai cessé le Le Heavy Metal ; Bourhis © Le Lombard, 2016combat. 
Mais ça c’était avant. Car désormais, il me suffira de brandir Le Heavy Metal, vade-mecum qui décrypte cette musique si… différente, depuis ses origines jusqu’à nos jours où le style s’est ramifié en une profusion de chapelles et de sous-genres dans lesquels les amateurs du genre se distinguent de la plèbe asservie au Rock préformaté. Jacques de Pierpont, spécialiste érudit du Métal, s’est allié à l’un des dessinateurs les mieux à même de dépeindre le foisonnement de cette culture riche en poils et en décibels : Hervé Bourhis reprend ici la recette graphique qu’il a mise au point et déclinée dans Le Petit Livre Rock et le Petit Livre Beatles : Un patchwork de dessins sobres et efficaces qui illustrent et garnissent ce cabinet de curiosités métalliques. Un procédé qui permet de se balader au gré des pages, sans lasser le lecteur, malgré la foule d’informations délivrée. Grâce à ce brûlot qui peut subrepticement se glisser partout, sac à dos, bas résilles ou poche de treillis, vous saurez tout… Le signe du Dio-ble (celle-ci mérite que je brûle en enfer pendant plusieurs éternités), l’histoire, les groupes, les albums, les fringues, les anecdotes, les festivals… qui composent le Culte du Métal, de Black Sabbbath au Hellfest, comme l’annonce le sous-titre.
Heavy Metal 2Cela étant dit, il faut bien replacer l’ouvrage dans le contexte de cette nouvelle collection du Lombard, la petite bédéthèque des savoirs, qui vulgarise par le medium de la BD des thématiques très diverses. Donc, les fins connaisseurs de gros Rock qui tâche n’apprendront sans doute pas grand-chose et auront beau jeu de relever certaines omissions sans doute volontaires mais, le sujet étant aussi vaste que pointu, on aurait mauvaise grâce de s’en plaindre. Pour ma part, je pointerais quand même le peu de place accordé à Faith No More, ce qui pour le coup relève du blasphème ultime.

Mais sinon, comment ne pas saluer ce petit opus qui gagne haut la main, auriculaire et index fièrement dressés vers le ciel, le pari de faire le tour de la question et de montrer toute la richesse et l’originalité de ce genre musical qui constitue une véritable culture, avec ses codes, ses rites, ses traits, qu’ils soient de noblesse ou franchement caricaturaux. De quoi réviser ses classiques, briller dans les conversations de salon entre deux pintes et une poignée de chips et bien sûr convertir de nouveaux adeptes, au grand dam de Sainte Christine.

Lennon

Dessins : Horne – Textes : Eric Corbeyran

Jésus-Christ est mort le 8 décembre 1980. Depuis, les exégètes se sont bousculés au portillon pour donner leur version du nouveau testament. Comment un prolo de Liverppol a fondé le groupe le plus mythique de toute l’histoire de la musique et pas que populaire. Sur Lennon tout a donc été écrit et les zones d’ombre sont si réduites qu’à part les pensées intimes de l’intéressé, on ne voit pas trop ce qu’il y aurait à rajouter.
Les pensées intimes, c’est justement le parti adopté pour ce biopic, adaptation du livre de Foenkinos, qui renouvelle un peu le propos en faisant parler Lennon dans une longue confes Lennon ; Horne © Marabulles, 2015sion auprès d’une psychanalyste imaginaire dont on ne verra que les jambes impeccablement galbées.
A New-York, dans l’immeuble Dakota où il vit avec sa petite famille et où il a acquis une forme de sérénité, Lennon vient régulièrement s’allonger sur le divan. Il retrace ainsi toute sa vie depuis l’enfance troublée par des parents défaillants jusqu’à cette funeste soirée où Mark Chapman a mis un terme à la légende à coups de revolver. Il parle sans pudeur et sans artifice, avec le détachement de quelqu’un qui n’a plus rien à prouver et donc plus grand-chose à cacher, qu’il s’agisse des blessures intimes, des épisodes peu glorieux ou des moments de grâce.
Sur la forme donc, cette incarnation subjective est astucieuse, car elle donne une réelle densité et un vrai parfum de sincérité à cette énième version de l’histoire de Lennon.
Sur le fond, si vous avez déjà tout lu sur les Beatles et sur Lennon ou même si vous estimez en savoir assez, ne cherchez pas la petite bête, l’anecdote ultime ou la révélation fracassante, vous serez déçu. En revanche, pour les béotiens et même pour les érudits, à titre cette fois d’aide-mémoire, vous saurez tout ce qu’il faut savoir sur la saga des Beatles et du rôle prépondérant qu’y a joué Lennon. Le tout servi par un élégant lavis noir et blanc qui rend un bel hommage à tous les protagonistes, fidèlement reproduits, ce qui est digne d’éloges tant il est facile de tomber dans la caricature quand il s’agit de montrer ces icônes tant de fois mises en peinture, avec plus ou moins de justesse. Là, le contrat est parfaitement rempli.
 Lennon ; Horne © Marabulles, 2015Les tenants et les aboutissants de la saga sont impeccablement décortiqués et mis en perspective avec notamment une présentation tout à fait objective de l’irruption de Yoko Ono et de son rôle de révélateur plus que de déclencheur de la crise qui couvait au sein des Fab Four. De même la rivalité extraordinairement productive entre Lennon et Mac Cartney est abordée avec lucidité. Les fans de Lennon regretteront peut-être que l’on passe assez vite sur la partie post-Beatles qui, il faut l’avouer, fut nettement moins enthousiasmante, hormis deux ou trois tubes dont un hymne pacifiste bisounours, un hommage Rock’n Roll peu inspiré et quelques élucubrations bruitistes avec la miss Yoko. Je sais que je me suis pas fait des copains sur ce coup là mais j’assume.
Pour les mécréants, réfractaires au culte de Mister John et aussi pour les petits jeunes qui ne maîtrisent pas l’histoire sainte, on ne pourra donc qu’inciter à la lecture de cet opus, propice à leur ouvrir les esgourdes et même les méninges, en ce qu’elle offre une (auto)analyse édifiante sur la condition de Rockstar.

Bonus Track : Nicolas OTÉRO

A propos du Roman de Boddah : 3 questions à Nicolas OTÉRO

Quelle a été la motivation principale de ton livre ? Adapter le roman d’Héloïse Guay De Bellissen ou l’envie de donner ta vision de la biographie de Kurt Cobain ?
C’est un peu des deux. J’avais envie de me lancer en solo depuis assez longtemps mais je ne trouvais pas la matière et peut-être pas le courage non plus. Quand j’ai découvert le bouquin d’Héloïse, l’axe narratif choisi de faire parler Boddah, la personne à qui Kurt Cobain a dédié sa lettre de suicide, donc quelqu’un d’important dans sa vie, était pour moi une idée de génie. Je me suis emparé de ce bouquin, tout ce que j’avais pu en attendre était prêt à sortir et ça a été le déclencheur du projet.

Comment as-tu procédé pour créer le personnage de Boddah ?
Boddah, il a fallu l’incarner parce que je ne pouvais pas utiliser le même postulat que dans le roman où l’on sait tout de suite qui il est. Pour moi, c’était un mec qui devait forcément être dans l’entourage proche de Kurt Cobain et j’ai choisi de le traiter comme l’un de ses roadies, un mec qui s’occupe des instruments, qui est là sur les tournées et donc aussi dans les moments intimes. Personne d’autre que Kurt ne parle avec Boddah… il y a pas mal de petites choses qui amènent le déroulé du récit sur ce personnage. C’est cet ami d’enfance, cette petite voix qu’on a dans notre tête et dont on a du mal à se défaire. Pour Cobain, il est apparu au moment du divorce de ses parents. On oublie que Cobain fait partie de cette génération d’enfants de divorcés, avec tout ce que ça pouvait impliquer, ce manque d’amour, ce manque d’intérêt qu’avait sa famille pour lui. Je pense qu’il a gardé Boddah jusqu’au bout parce qu’il a voulu garder cette part d’innocence et d’enfance qu’il avait en lui et Boddah justement représentait ça.Cobain par Otero © Collection personnelle

Quelle a été ta démarche pour l’adaptation du roman ? Une base d’inspiration ou le souci d’une adaptation fidèle en concertation avec Héloïse Guay De Bellissen ?
Non, pas vraiment. J’ai juste eu comme consigne de la part des éditions Fayard d’essayer d’être fidèle à l’esprit de l’auteur, ce qui, on est d’accord, ne veut rien dire mais je savais où je voulais aller. Le principe d’une adaptation d’une œuvre, c’est de la mettre à sa sauce. Le bouquin faisait 350 pages, j’ai forcément dû éluder des parties, il y a des choses que je trouvais moins intéressantes que d’autres. Ce qui est ressorti à la lecture de ce livre, c’est surtout une belle histoire d’amour, pour moi c’était l’élément central et le côte intime que Boddah a pu avoir avec Kurt Cobain permettait de raconter ces scènes que personne n’est censé connaître et de mêler des événements authentiques avec des événements fantasmés. S’agissant de l’histoire d’amour avec Courtney Love, j’ai mis les choses au point dès la quatrième page car on a raconté pas mal de salades et  je ne voulais pas me mêler à toutes les rumeurs qu’il y a pu avoir là-dessus. Le peu de temps qu’ils se sont aimés, c’était puissant, c’était dévastateur, c’était destructeur comme l’état dans lequel ils laissaient les piaules d’hôtel. Cette meuf était effectivement pétrie d’ambition, elle savait que son mec était en train de réussir, de devenir une star planétaire. Je laisse planer le doute dans deux scènes en particulier : Quand il fait son overdose à Rome où c’était déjà le début de la fin… Il absorbe une grande quantité de médicaments et c’est elle qui les apporte, on se demande dans quel but alors qu’elle sait qu’il a du mal à se défaire de son addiction. L’autre scène, c’est la première fois où ils couchent ensemble et que lui s’en va et la laisse en plan. Elle a cette phrase « Il ne s’en sortira pas comme ça », ce qui peut vouloir dire tellement de choses… Courtney Love était un beau personnage de femme dans le bouquin d’Héloïse et j’ai voulu garder ça. Vu l’axe narratif que j’avais choisi, c’était important que Courtney Love soit ambiguë. Ce que j’ai trouvé intéressant, c’est que c’était une femme hyper forte et le contrepoint parfait de la fragilité de Cobain.

Le roman de Boddah – Comment j’ai tué Kurt Cobain

Dessins et textes : Nicolas OTÉRO

Le Rock s’en était pris plein la tronche pendant les années 1980. Les vieilles gloires des Sixties bégayaient leurs gammes, le Punk n’en finissait plus de crever, les permanentes régnaient sur le Métal et AC/DC commençait à nous casser les burnes. Comme dans les plus grosses périodes de crise, on était contraint de s’orienter vers les valeurs sûres, genre Springsteen, Cure ou Maiden, histoire de ratisser large. On gérait frileusement son portefeuille, en attendant le gros coup, le truc qui allait tout (re) ou (ré)péter, mais ça semblait vraiment compromis. En France, les Variéteux prenaient toute la place et polluaient les ondes avec leur bouillasse synthétisée régnant sur le Top 50. Il y avait certes le paradoxe du Rock alternatif (à quoi, d’ailleurs ?) mais malgré une bonne volonté et une énergie évidentes, ça manquait encore de consistance. Roman de Boddah 1
Et puis, soudain, la bombe a explosé et a fait table rase de tout le reste. Tout y était, la pochette provocatrice, la photo de ces trois mecs avec leur trogne de rebelles, le doigt d’honneur… Et puis les titres, des hymnes Rock mâtinés de Punk, de Hard et de Pop, gorgés de saturation, sur une ligne rythmique de plomb, qui exprimaient cette urgence et cette révolte qu’on attendait tant. C’était le début des années 1990 et on savait déjà qu’avec Nevermind, on en prenait pour un bail. Kurt Cobain, qui était à l’origine de ce cataclysme, lui en a pris pour l’éternité à peine trois ans plus tard en se faisant sauter le caisson, entrant ainsi dans la légende, Club des 27 et tout le bazar.
Vingt ans plus tard, des tonnes de papier ont été noircies pour tenter de cerner le phénomène Nirvana et plus particulièrement l’énigme Cobain, l’enfant chéri du Rock, jeune, beau, célèbre et bourré d’un talent dont on a fini par comprendre qu’un insondable mal de vivre en constituait le principal ingrédient. Alors quoi, encore un biopic de plus ? Sauf que Nicolas Otéro, en adaptant le livre d’Héloïse Guay De Bellissen, a décidé d’attaquer la légende par un angle original qui constitue sinon la clé, du moins l’un des révélateurs de la tragédie Cobainienne (je la tente, vous la gardez ou pas). Celui d’un personnage imaginaire que Cobain a inventé quand ses parents ont divorcé. Il s’appelait Boddah et c’est à lui que Cobain a écrit, juste avant son suicide, une lettre intégralement et opportunément reproduite à la fin du livre.
Confident, meilleur ami, alter-ego… Boddah était tout cela. En lui donnant un visage et une voix, Le roman de Boddah nous fait découvrir l’intimité de Cobain, ses pensées secrètes, ses angoisses, ses démons et surtout sa détresse qui n’ont fait que grandir jusqu’à l’issue fatale. Éludant l’enfance de Cobain, le récit débute aux dernières années, juste pendant la période Nevermind et la rencontre avec Courtney Love. Sur ce point précis, il faut saluer une approche qui évite la condamnation simpliste de l’ambitieuse leader de The Hole dont la personnalité ne pouvait s’accommoder d’un mec aussi perturbé. Elle s’imaginait former avec lui avec le couple de Rockstars le plus cool du moment, mais elle a été incapable de gérer les addictions et la déprime chronique de Cobain qui a bien failli l’entraîner dans sa chute. Quelle qu’ait été son attitude minable après la mort de Cobain, ils ont vécu une passion, destructrice, mais une passion quand même qui constitue l’axe du récit.
Mais surtout, il y a Boddah, dont le livre propose une incarnation tout à fait convaincante. Boddah est le contre-champ de CobRoman de Boddah 2ain qu’il ne juge ni ne conseille. Il est juste une présence qui accompagne le chanteur de Nirvana, fidèle comme une ombre, sans intervenir et devient le témoin imperturbable de sa déchéance. Otéro s’est plongé comme un mort de faim dans son sujet et n’ a mis que huit mois à réaliser tout seul ces 150 pages en couleurs directes et lettrage à la main. Cette sincérité et cette implication totale se retrouvent dans son dessin et son découpage, vifs et énergiques, comme la musique de Nirvana dont la puissance est parfaitement restituée dans de superbes scènes de concert. L’auteur compose un Cobain parfaitement crédible aussi bien dans ses moments de folie que dans les passages plus intimes avec Boddah ou Courtney Love. Ce roman graphique contribue ainsi à lever un peu plus le voile sur la personnalité complexe et torturée de Cobain. Ce dernier a (re)donné envie à tellement de gens d’écouter du gros Rock que ça valait assurément un biopic de plus, surtout de cet acabit.

Bonus Track : 3 questions à Nicolas OTÉRO

California Dreamin’

Dessins et textes : Pénélope BAGIEU

Comme beaucoup, je trouve que « beauté de l’intérieur » est l’une des ces expressions au mieux passe-partout, à la limite hypocrite et au pire parfaitement cynique pour désigner ceux avec qui la nature ou la vie n’ont pas été très généreuses, voire franchement salopes. Le genre de formule tellement galvaudée qu’elle en devient souvent assassine dans la bouche de gens mal ou bien intentionnés, seconde hypothèse sûrement la plus destructrice, l’Enfer étant toujours pavé de bonnes intentions.
Oui mais voilà, il y a aussi ceux pour qui cet aphorisme creux sonne pourtant comme une évidence. « Mama » Cass Eliott, Ellen Naomi Cohen dans le civil, appartient à cette noble caste. Les Mamas and Papas est un groupe dont le nom n’évoque peut-être rien à la majorité des moins de trente ans mais dont les chansons les plus connuCalifornia Dreamin' 1es restent souvent gravées dans la tête de la plupart de ceux qui les ont entendues au moins une fois, toutes générations confondues. California Dreamin’ est leur plus gros succès et ses paroles résument parfaitement le destin de cette fille qui prenait toute la place sur les photos du groupe. Pas à cause de sa carrure impressionnante qui fait ressembler les autres membres à un trio d’anorexiques mais à cause de son regard et d’un charisme qui s’imposent au spectateur. A côté d’elle, Michelle Phillips, l’autre fille, blondinette gracile et épouse de John, le song-writer du quatuor, belle de l’extérieur sans être forcément laide à l’intérieur, paraissait sans relief. Et quand Mama Cass se mettait à chanter, le doute n’était plus permis : La star des Mamas and Papas, c’était elle.
Pénélope Bagieu retrace ce rêve californien dans ce qu’il a de plus intemporel et de plus impitoyable. De la petite fille d’émigrés juifs, enjouée et sûre d’elle jusqu’à la grande chanteuse qu’elle avait toujours su qu’elle deviendrait, en détaillant avec minutie depuis l’enfance, toutes les étapes d’une destinée hors normes où malgré tous les contraires apparents, les astres finissent (presque) par s’aligner.
Servie par un crayonné sobre et élégant, la narration prend le temps de mettre en lumière la psychologie de l’héroïne, passionnée, romantique sans être niaiseuse, animée d’un énorme appétit, pour la vie en général, qui la rendait irrésistible et en a fait une icône de la Pop des années 1960. Le récit met également en évidence le don musical de Mama Cass, qui au delà d’une voix unique avait une créativité et un sens de la modernité qui a contribué à faire des Mamas and Papas bien plus qu’un de ces groupes de Folk gentillets en vogue à l’époque. Enfin, California Dreamin’, c’est aussi, et peut-être surtout la relation de Mama Cass avec Denny Doherty, la deuxième belle voix du groupe, histoire d’amour impossible ou contrarié, qui a nourri la chanteuse bien plus que les sandwichs King Size.California Dreamin' 2
La manière dont Pénélope Bagieu a réussi à donner vie à sa Mama Cass est bluffante. Au delà de la ressemblance purement physique, elle fait ressortir avec brio l’expressivité de la jeune femme, qu’il s’agisse de son regard ou de ses attitudes avec cette façon naturelle de camper ses formes généreuses sans sombrer dans le ridicule. L’auteure restitue avec brio la sensibilité de ce personnage émouvant auquel on s’attache dès le premier dessin. Et, cerise sur le gâteau, (je pouvais pas la louper celle-là), elle a eu le bon goût d’arrêter le récit au moment où la vie et la carrière de Mama Cass rentrent dans l’histoire, pour que reste intact un rêve qui ne doit jamais s’arrêter.

La famille Carter

Dessins : David Lasky – Textes : Frank M. Young

Il paraît que Steven Tyler, le chanteur lippu d’Aerosmith, va enregistrer un album solo… de Country. Difficile d’imaginer la Rock Star chevelue entonner des vieux standards de Hillbilly ou de Blue Grass, entouré de musiciens de sessions à la barbe foisonnante et à la chemise à carreaux tendue par un bide proéminent. Sauf qu’avec le Blues, la Country est un des aïeuls du Rock, pour faire simple, car la famille est nombreuse et la généalogie complexe. Tout comme la famille Carter dont j’avoue n’avoir jamais entendu parler avant que ne me tombe dans les mains ce salutaire opus de près de 200 pages qui narre l’histoire de cette famille populaire (dans les deux sens du terme) de l’Amérique profonde.
Famille Carter 1Mon ignorance crasse était tout juste tempérée par un prénom, June, une fille de la deuxième génération de cette famille prolifique en talents. June Carter… Johnny Cash, la connexion était faite dans ma petite cervelle. Mais c’est surtout d’Alvin Pleasant (A.P. pour les intimes), sa femme Sarah et sa cousine Maybelle dont il est question dans ce biopic qui tient en fait plus du roman graphique. Car la saga de cette famille n’a rien à envier à celle des illustres rejetons qui seront ensuite engendrés dans la longue lignée du Rock. Mais ici, il n’est pas question d’overdoses, de chambres d’hôtel défoncées ou de méga-concerts dans des stades pleins à craquer. Juste une famille d’américains très modestes dans un comté paumé de Virginie, au début du 20è siècle. Leurs conditions de vie sont précaires et dans ce contexte, la musique est un loisir qui devient carrément un luxe quand il faut d’abord songer à remplir les assiettes. Sans compter que faire de la musique n’est pas alors une activité très recommandable, certaines bonnes âmes affirmant ainsi que le violon est un instrument du Diable.
Et pourtant, c’est la musique qui permet à A.P. de rencontrer l’élue de son cœur, en l’entendant chanter une vieille rengaine, puis qui le pousse à battre la campagne pour glaner de vieux morceaux traditionnels et les retranscrire pour leur donner une seconde vie. De vieux airs contant des histoires simples des gens de la campagne qui se transmettaient jusque là de bouche à oreille, sans livret ni partition. En dépit des préoccupations alimentaires forts légitimes de son épouse, il la convainc ainsi que sa cousine d’aller à la ville graver sur sillon ces chansons qu’ils interprètent pour passer le temps. Pas de tables de mixage et d’ingénieurs du son. Les prises se font en live derrière un micro et les disques tournent en 78 tours.
La notoriété de la famille Carter va tranquillement se développer et lui ouvrir les portes d’un succès plus tard amplifié par des piges quotidiennes à la radio. Ça ne leur permettra pas de s’offrir une vie de pacha dans des villas avec piscine et gardes du corps mais juste de quoi s’assurer une existence décente, à l’abri du besoin, avec un pécule à transmettre à leurs enfants.
Famille Carter 2Cette histoire aurait pu s’avérer bien fade, avec son lot de bons sentiments mais Frank M. Young a su restituer toute l’étonnante modernité du destin de cette famille dont les origines rurales et les valeurs traditionnelles ne les ont pas empêché de garder l’esprit ouvert et d’être novateurs pour leur époque, qu’ils s’agisse de musique ou de relations amoureuses. Au fur et à mesure que les pages se tournent, l’empathie pour cette famille de musiciens au talent inversement proportionnel à la prétention ne fait que croître. Outre une narration et un récit dense, riche en évènements et anecdotes et qui prend le temps de camper personnages et décors, la fluidité et le style sans esbroufe du dessin de David Lasky collent impeccablement à l’évocation de cette époque et de cette musique intemporelle qu’on s’empressera d’aller écouter sur Internet pour voir de quoi il retourne. Avec la confirmation que dans ces rythmiques de guitare et ces mélodies de chant se trouvent certaines des racines essentielles de ce machin protéiforme qu’on appelle aujourd’hui le Rock.

La Main Heureuse

Dessins et textes : Frantz DUCHAZEAU

Il y a les Limousines Blanches longues comme un morceau de Rock progressif et puis il y a les Dodoches vertes. Il y a la Route 66 et la départementale 124. Il y a le Madison Square Garden et la MJC de Saint Villenbourg. Il y a… les plus perspicaces auront deviné, on va causer de Rock français. Non, restez, vraiment, ça vaut le coup. Car ici aussi, il y eut un véritable âge d’or, pendant la pire décennie de l’histoire du Rock, les années 1980, dix années sacrément gratinées où en plus la variétoche était en plein chant du cygne. Main Heureuse 1Non, les d’jeunes, on va pas faire dans la nostalgie béate mais sachez qu’en ce temps là, les groupes de Rock bien de chez nous germaient dans tous les patelins desservis par EDF et qu’enfin certains d’entre eux soutenaient enfin la comparaison avec les ténors anglo-saxons, du moins sur scène. J’en ai déjà causé dans la chronique consacrée à la BD sur Luwig Von 88, donc trêve de radotages. De toute cette scène « alternative », un groupe se détachait. Pas forcément le meilleur, mais il avait ce truc en plus, qui grâce au bouche à oreille, n’a cessé d’enfler et au final lui a procuré un succès et une reconnaissance dans les médias « grand public », que ses pairs n’ont jamais atteint. La Mano Negra déchirait en concert et, rien qu’avec ça, a joué un rôle important dans l’émancipation du Rock en France, surfant sur la vague d’un Rock indépendant qui a fini par engloutir tous ses protagonistes. Ses prestations live étaient si intenses que l’écoute des disques après les avoir vus en action pouvait paraître bien fade, à l’instar d’un Shaka Ponk aujourd’hui.
Frantz Duchazeau a pris l’option d’évoquer ces heures glorieuses par le meilleur angle qui soit, celui du public. Deux ados fans de Punk coincés dans leur cambrousse charentaise apprennent que leur groupe va passer à Bordeaux, pas loin de chez eux. Enfin… pas loin, à 100 bornes. C’est en se matant pour la énième fois sur une cassette VHS un concert de leurs idoles que ces deux branleurs décident d’entamer leur odyssée vers le Graal. Avec pour seul moyen de locomotion une vieille motobécane à la chaîne défaillante, à peine moins compliqué que d’aller sur la planète Mars. Mais nos héros sont jeunes, ils n’ont peur de rien et la promesse est si belle…Leur route sera semée d’embûches et de galères et débouchera sur un épilogue aussi elliptique (Aïe ?) qu’astucieux (Ouf !), une fois n’est pas coutume.
Cette histoire, nous sommes si nombreux à l’avoir vécue avec des variantes et des fortunes diverses. Duchazeau en offreMain Heureuse 2 une version road-movie tout à fait convaincante. Avec un noir et blanc dense et sobre, ses dessins nous transportent en 1989, au temps de Best et des Enfants du Rock, à travers une chronique qui évoque ce temps béni de l’adolescence, aussi magnifiquement stupide qu’enthousiaste quand l’écoute d’un disque ou le visionnage d’une vidéo suscitent la transe et la séance d’Air Guitar devant sa platine. L’identité de la Mano Negra, mix improbable et foutraque de ferveur latine, de gouaille franchouillarde, de cirque et d’esprit Rock’n Roll est parfaitement restituée. Le récit ménage également quelques petites plages d’introspection onirique où l’un des héros, apprenti dessinateur de BD (ben voyons…), se perd dans les chimères suscitées par la rencontre entre l’imagerie de la Mano Negra (pin-up gitane et gorille débonnaire) et ses angoisses et fantasmes d’adolescent encore marqué par le divorce parental.
Une épopée juvénile délicieusement intemporelle autant qu’un bel hommage à ce qui fait le sel de la passion pour le Rock… quels que soient l’époque et l’âge de l’auditeur.

The Four Roses

Dessins : Jano – Textes : Baru

Certains Rockers ont un style est unique. Un timbre de voix, un son de guitare qui les distinguent à ce point de leurs pairs que même après une longue absence, leur irruption entre nos deux esgourdes, nous procure le même plaisir que lors de nos premières écoutes adolescentes. En BD, également, la patte inimitable de certains dessinateurs se repère de loin et les démarque immédiatement au milieu des rayons de librairies débordant de nouveautés éphémères. Jano fait partie de cette noble caste. Découvrir un nouvel opus du père de Kebra fait partie des plaisirs de la vie qui vous égaient une journée et au delà. Et quand en plus, l’opus en question s’avère avoir été scénarisé par Baru, l’excitation pointe un museau aussi proéminent que la truffe des personnages animaliers qui sont la marque de fabrique de Jano.
 2The Four Roses (rien que le titre en forme de clin-d’oeil nous promet déjà un récit bien rock’n roll), recèle une intrigue qui envoie le lecteur de la Meuse aux States comme une lettre à la Poste et qui à l’instar de ses protagonistes offre le prétexte à de réjouissantes retrouvailles avec les sources de la BD Rock. Comme au bon vieux temps de Métal Hurlant et des albums souples aux couvertures flashy des Humanos. Sauf qu’ici l’objet a un peu plus de gueule, comme toute la production Futuropolis, soit dit en passant.
Dès les premières cases, (précision : celles de Jano, pas celles de l’avant-propos de Baru qui nous balance du Michel Sardou en faisant au passage une salutaire mise au point historique) le ton est donné : On est dans le vintage et dans le roots, le Rock’n Roll sans fioritures, the Real Thing, Man ! en découvrant, cette bête de scène (un renard, dixit Jano), seul sur les planches, s’escrimant sur sa Télécaster 1967 et sa grosse caisse, la bouche tordue par un rictus de jubilation et de concentration extrêmes. Comme à un début de concert, on sait que cette BD va le faire et qu’on va passer un bon moment.
L’histoire est courte et efficace comme un standard de Rockabilly. Un Rocker atypique, homme orchestre sans concessions, nommé King Automatic, écume la France profonde (et même la Pologne !) pour faire vivre ce bon vieux Rock’n Roll. En faisant le tri avec son frangin dans les vieilleries d’une tante récemment décédée, la découverte d’un Teppaz, d’un 45 tours de Rockabilly et d’une lettre le met sur la trace d’une Grand-Mère expatriée aux States. L’occasion est trop belle d’aller sur place faire une petite recherche généalogique. De là, les événements vont se précipiter, entre des flics un poil chelous, une Tata rockeuse et des p’tits voleurs à peine sortis du bac à sable. Baru est toujours aussi à l’aise dans la chronique sociale qui donne à ce scénario cette authenticité exempte de tout bavardage démonstratif. Sa narration sobre et aérée colle parfaitement au trait de Jano en lui permettant d’exprimer son talent pour les décors hauts en couleurs, tout aussi dépaysants qu’immersifs. Four RosesQu’il s’agisse d’un troquet de banlieue cradingue, d’une rue de Louisiane ou d’une salle des fêtes des Swinging Fifties des bases militaires franchouillardes où les Amerloques instillaient leur délicieux venin de décibels dans la caboche et les jambes des Frenchies, on y est. Et puis, c’est un pur plaisir de retrouver les tronches Rock’n Roll, avec ces regards perçants comme un cran d’arrêt, que seul Jano est capable de rendre aussi expressives. On sent qu’il s’est offert une cure de jouvence au travers de ces 74 planches, une première pour lui.
Cerise sur le Cheese-Cake, King Automatic et Johnny Jano (non, non, rien à voir mais le clin-d’œil est savoureux) dont la musique constitue le fil rouge du récit, ne sont pas des musiciens fictifs, comme en témoigne le 45 tours qui accompagne le livre. Du bien bel hommage et de la belle ouvrage. Jano is back, qu’on se le dise et vivement la suite !

Serge Clerc – Intégrale Rock

Dessins et textes : Serge CLERC

En France, et même ailleurs dans le monde, rares sont les auteurs de bande dessinée dont l’œuvre fait immanquablement et quasi exclusivement penser au Rock, tant ce dernier a inspiré à ce point leur travail qu’il en est devenu la marque de fabrique. A la réflexion, il n’y en a pas plus que les doigts d’une main, comme aurait dit un célèbre héros de BD Homo Sapiens Sapiens blondinet dont le look n’aurait pas déparé comme front man d’un combo de Hair Metal des années 1980. Et encore, ce serait une main de yakuza qui aurait fait de sérieuses et récurrentes entorses à son code de l’honneur.
En fait, je n’en vois que deux. Mister Frank Margerin, dont on ne présente plus le Lucien et sa banane gominée la plus célèbre du Neuvième Art. Et puis il y a Serge Clerc. Ah là, tout de suite, y’en a qui font plus les malins, surtout chez les moins de trente ans. Il faut dire que le Sieur n’a pas connu le même succès populaire que son illustre pair. Cramps - ClercEt pourtant, hormis le fait que son talent l’eut sans doute mérité, Serge Clerc est l’un de ces piliers (oui, de comptoir aussi, lors de sa prime jeunesse, comme il l’avoue lui-même) qui ont fait rentrer la BD dans le monde du Rock, et réciproquement, à la glorieuse époque du magazine Métal Hurlant. Avec le déjà nommé Margerin et en compagnie, entre autres, des deux tandems Tramber/Jano, géniteurs de Kebra et Dodo/Ben Radis, heureux parents des Closh, Serge Clerc a mis du Rock dans les bulles, contribuant à faire de la BD un média aussi pour les adultes, mêmes attardés. Sauf qu’il a été le premier et qu’il n’est pas impossible qu’il soit le dernier.
Il suffit pour s’en convaincre de parcourir, en picorant ou bien en se goinfrant, les pages de cette Intégrale Rock. Juste un petite précision liminaire, le terme Intégrale est un poil fallacieux car tout ce que Serge Clerc a publié sur le thème n’est pas présent ici. Manquent notamment les récits composant l’album La Légende du Rock’n Roll. Mais la recherche de l’exhaustivité aurait fait basculer l’exercice de la Culture vers le Culturisme, vu les dimensions et le poids de cette donc presqu’Intégrale. On y trouve l’essentiel de la production de Clerc parue dans la presse musicale, notamment Rock & Folk et le New Musical Express, ainsi que dans Métal Hurlant, jusqu’à des publications récentes, comme cette évocation des Stranglers, extraite de Rock Strips. S’y ajoute le very meilleur de ses créations pour d’obscurs groupes ou musiciens, tels que Joe Jackson ou les Fleshtones (eh ouais, quand même). Le tout parsemé de dessins inédits.
Un parcours riche et foisonnant, à jamais marqué par l’empreinte du Rock et dont la genèse bien rock’n roll est retracée dans une longue préface convoquant les souvenirs de protagonistes qui ont mis le pied à l’étrier du « dessinateur espion », comme Philippe Manœuvre ou Jean-Pierre Dionnet. Jugez plutôt : Le jeune Serge envoie ses premiers dessins à l’Echo des Savanes à l’âge de 17 ans. Son talent précoce au service d’une passion immodérée pour la chose binaire lui vaut une publication immédiate. L’essai se répète plusieurs fois, notamment dans Métal Hurlant et Rock & Folk jusqu’à ce que l’éphèbe largue lycée (avant le Bac), parents et province natale pour se lancer dans le bouillonnement de la vie parisienne, dans un studio à la taille inversement proportionnelle à sa verve créatrice. C’est la période de l’explosion Punk puis New Wave, mouvements que pour une fois les Frenchies n’auront pas mis une décennie à importer et dont Serge Clerc sera le témoin privilégié, sur ses planches et aussi devant celles des salles branchées de Paris. On peut même affirmer qu’il en sera le graphiste officiel, tant la qualité et la justesse de ses dessins furent saluées par les journalistes, le public et même par les zicos qu’il a immortalisés. Stranglers - Clerc
De 1976 à 1982, en tant que pensionnaire VIP de Rock & Folk de Métal Hurlant bien sûr, mais aussi du New Musical Express, de l’autre côté de la Manche (à une époque où mettre « Rock » et « Français » dans la même phrase était un non-sens pour les Anglo-saxons), Serge Clerc croquera intensément dans les magazines toute la fine fleur de ce nouveau Rock : Groupes et fans dont il mettra en scène les mythes, les tendances et les codes, vestimentaires entre autres. Il sortira également quelques albums qui sont devenus des références de la BD Rock. Son style, au départ marqué par l’empreinte de Moebius, évoluera radicalement au contact d’Yves Chaland qui le mènera définitivement vers la ligne… claire (non, finalement celui-là, je vous le laisse).

Alors voilà, il ne reste plus qu’à vous installer confortablement dans votre canapé, sans oublier de retrousser vos manches (enfin un livre qui muscle autant les bras que le cerveau, surtout si on n’assume pas sa presbytie), mettre sur la platine le premier album des Clash, des Stranglers, des Cramps, de Blondie, des Sex Pistols, des Ramones… il sont tous là, puis mettre en route cette machine à remonter le temps en images, quand le Rock était encore révolutionnaire, rebelle, transgressif et qu’en écouter était un acte aussi militant qu’épicurien. Qui m’a traité de vieux con ? Y’a des coups de Docs size 10 dans le fondement qui se perdent !

L’interview de Serge Clerc, c’est ici