Quand on parle de Rock, les références qui viennent tout de suite à l’esprit nous entraînent invariablement de l’autre côte de la Manche ou de l’Atlantique, avec éventuellement un petit détour vers l’Allemagne et pour les moins frileux vers la Scandinavie. Et la France, alors ? Quoi, je viens à peine de commencer et vous voulez déjà qu’on se fâche ? Allez, on se calme… et si je vous disais… la Chine ? Eh ouais, parfaitement ! Vous avez dû remarquer que la Chine s’était éveillée depuis un bout de temps, c’est marqué sur les étiquettes de nos fringues et les boîtiers de nos appareils high-tech. On aurait tendance à oublier que les Chinois ne se résument pas à un peuple de fonctionnaires corrompus et d’ouvriers exploités dans des usines depuis leur tendre enfance jusqu’à leur mort. L’importation du « modèle occidental » n’a certes pas que des bons côtés mais il comprend évidemment le Rock et à lire ce Hard Melody, on se doute que les autorités très ouvertes d’esprit de l’Empire du Milieu s’en seraient bien passé.
Lu Ming avait déjà montré dans Mélodie d’Enfer, récit paru en 2005-2006, sa prédilection pour le Rock gras et saturé. Un groupe de Heavy-Metal glandouillant au Purgatoire revenait de l’au-delà, à la recherche du Guitar Hero qui donnerait vie pour l’éternité à leurs aspirations électriques. Même si cette histoire fantastique, originale et séduisante, perdait peu à peu de son intensité jusqu’à un final philosophico-mystique pas vraiment convaincant, l’auteur y faisait déjà l’étalage d’une remarquable maîtrise graphique, dans une veine Comics dynamique et expressive. On en trouvera d’ailleurs un bel exemple sur la couverture du livre Le Rock dans la Bande Dessinée… d’un certain Bruno Rival.
Lu Ming revient ici à sa passion pour les décibels dans une veine beaucoup plus réaliste tant dans le dessin que dans le scénario.
« Au fond du ciel bleu » est un power trio qui unit trois potes pour qui le Rock est autant un exutoire qu’un moyen d’expression critique. On les découvre dans un festival devant un public bien fourni et l’on devine l’amorce d’une carrière prometteuse. Dix ans plus tard, retour à la réalité. Zhang, le guitariste chanteur, frimeur et flambeur a réussi dans le commerce, Dadong, le bassiste taciturne, vivote dans l’immobilier et peine à boucler les fins de mois. Heizi, le batteur dont le naturel agressif lui a attiré bien des déboires et l’a conduit vers l’armée pour échapper à la tôle a fini toutefois par trouver une forme de sérénité. Les trois amis se retrouvent un soir dans un troquet de Pékin et décident, après avoir fait le bilan, de remonter le groupe pour retrouver la flamme et un peu de l’esprit libertaire qui les animait naguère. Sauf que Dadong s’est mis dans une situation inextricable que bien des Chinois connaissent en accédant à la « petite propriété ». La solidarité du groupe va trouver un autre terrain d’expression que celui de leur musique.
Certes, l’intrigue pourrait tenir sur un tweet (désolé pour les timbres-poste et les tickets de métro, faut métaphoriser avec son temps) et avec un Story-Telling plus classique, l’intrigue aurait été sans doute plus dense. Mais cela aurait peut-être aussi atténué le propos de l’auteur. Grâce à un découpage aéré où trouvent place de superbes illustrations pleine page, Lu Ming va à l’essentiel et illustre avec des images puissantes et parfois épiques un idéal Rock qu’il vit au quotidien en tant que musicien et auteur de BD vivant en Chine et qui éclate dans la précision et la justesse des attitudes de ses héros. Cette fureur de vivre à la sauce aigre-douce s’avère hélas peu compatible avec la Chine « moderne » dont il donne une vision radicale. Hard Melody brosse à grands traits le portrait réaliste d’une société violente qui passe autant par l’oppression économique que politique pour écraser les individus et entraver les aspirations des artistes de tous poils qui veulent exister derrière la Grande Muraille.
Les Chinois s’occidentalisent. Pas sûr que ce soit une bonne nouvelle mais s’agissant du Rock (et de la BD), on ne peut que s’en réjouir.